Coordination des soins de premier recours : regards croisés entre territoires urbains et ruraux

3 octobre 2025

Éclairages sur la coordination territoriale en France : des réalités contrastées

Entre villes et campagnes, la coordination des professionnels de premier recours ne prend jamais tout à fait la même forme. La géographie, la densité de population, l’histoire des réseaux locaux et les modèles d’organisation produisent des dynamiques singulières, parfois complémentaires, parfois divergentes. Forces, faiblesses et défis évoluent différemment selon que l’on regarde la coordination dans le 15 arrondissement de Paris, dans les bourgs du Gers ou aux abords de Lille. Pourtant, c’est bien sur l’ensemble de ces territoires que reposent l’accès, la continuité et la qualité des soins en proximité. Ce panorama propose d’identifier les principales différences de coordination repérées sur le terrain, à la lumière des travaux récents sur les soins primaires (Haute Autorité de Santé, DREES, FNCS, etc.).

Des bases organisationnelles différentes : impact de la densité professionnelle

Plus de 75 % de la population française vit dans des zones qualifiées d’urbaines (Insee, 2020). Pourtant, 40 % des territoires métropolitains sont considérés comme “ruraux”, concentrant moins de 20 % de la population et une part significative des déserts médicaux. Cette répartition pèse lourdement sur la structuration des équipes et la nature de la coordination.

  • Urbain : Une forte densité de professionnels (généralistes, infirmier·es, pharmaciens, spécialistes de ville) favorise la présence de réseaux et groupements (MSP, associations, réseaux thématiques, CPTS urbaines). Omniprésence de services hospitaliers en périphérie et de structures d’appui (centres de santé, réseaux de soins…). La coordination formelle (protocoles, outils numériques, réunions organisées) y est facilitée, mais la multiplicité des acteurs peut complexifier la circulation de l’information.
  • Rural : Une densité médicale faible, un tissu professionnel plus dispersé, parfois vieillissant. Les professionnels exercent souvent seuls ou en petits collectifs, couvrant des bassins de population étendus. L’éloignement des établissements hospitaliers et des plateaux techniques accroît le besoin d’agilité, mais freine la collaboration formelle. L’organisation de la garde ou de la prise en charge des patients complexes devient un enjeu quotidien.

Les modèles de coordination sur le terrain : du formel à l’informel

Le mode dominant de coordination varie fortement selon le territoire :

  • En milieu urbain : Grande fréquence des dispositifs formalisés : équipes de soins primaires (ESP), maisons et centres de santé pluridisciplinaires, dispositifs d’appui à la coordination (DAC), réseaux de ville-hôpital. Les outils numériques (logiciels partagés, systèmes de messagerie sécurisée, téléconsultation) sont mieux implantés : 60 % des médecins généralistes urbains utilisent un dossier patient informatisé partagé contre 43% en zone rurale (DREES, 2022).
  • En zone rurale : L’informel domine : la coordination s’appuie sur la connaissance mutuelle et la solidarité entre acteurs physiques du territoire, souvent de longue date. Les échanges se font par téléphone ou de visu, lors de la tournée ou au comptoir de la pharmacie. Moins de temps dédié à la coordination administrative ou institutionnelle, plus de souplesse mais fragilité en cas de départ d’un professionnel clé.

L’influence des outils numériques : fracture ou opportunité ?

Le virage du numérique sanitaire, accéléré depuis 2020, pose la question de l’équité territoriale. Si la messagerie sécurisée de santé (MSSanté) et le Dossier médical partagé avancent, la diffusion reste inégale :

  • En 2021, seulement 13% des médecins de zones rurales utilisaient la MSSanté pour leurs échanges interprofessionnels, contre 26% des médecins en zones denses (DREES, 2021).
  • Dans certaines régions rurales, des problèmes de couverture internet freinent encore le recours à la téléexpertise ou à la téléconsultation, malgré les avancées réglementaires et financières (source : France Assos Santé).

Pour autant, des initiatives voient le jour spécifiquement dans le rural : dans les Hautes-Alpes et le Lot, la création d’équipes mobiles de santé, hybrides et connectées, a permis de mutualiser des outils simples (tablettes, logiciels de coordination) afin de renforcer le lien ville-hôpital et faciliter le suivi de patients isolés.

La place des dispositifs collectifs : CPTS, MSP et réseaux en question

En zone urbaine : des dynamiques formalisées, des défis de cohésion

L’essor rapide des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) en ville répond à la nécessité de structurer l’offre dans un environnement dense et complexe. En janvier 2024, plus de 1000 CPTS étaient référencées à l’échelle nationale, dont plus de 60 % en territoires urbains ou périurbains (source : Assurance Maladie). Leur force : organiser la gestion de soins non programmés, le maintien à domicile, la prévention, l’intégration du médico-social. Leur fragilité : la mobilisation des professionnels, difficile dans un contexte d’activité fragmentée, et la lourdeur de certaines procédures (réunions, protocoles, reporting à l’ARS). L’ancrage local peut pâtir de la mobilité élevée des praticiens et de la pluralité d’offres concurrentes.

En zone rurale : des collectifs pionniers et adaptatifs

En rural, les CPTS ou maisons de santé existent, mais sur des périmètres beaucoup plus vastes (jusqu’à 60 000 habitants, couvrant parfois tout un PETR). Les “pôles santé” y mélangent souvent soins, maintien à domicile, social, prévention et relations avec les élus. Le moindre nombre d’acteurs renforce les liens interpersonnels et la capacité d’innovation au quotidien. Quelques exemples :

  • Le bénévolat et l’implication communale dans la coordination des soins, notamment lors des périodes de tension estivale où certains généralistes “tournent” sur plusieurs communes.
  • L’ouverture de maisons de santé pluriprofessionnelles avec un dispositif de gestion légère et une gouvernance partagée, comme en lien avec les Maisons France Services.
  • Le développement spécifique de réseaux mixtes médico-sociaux et sanitaires pour répondre à la perte d’autonomie, notamment avec des aides à domicile, professionnels paramédicaux et pharmaciens.

Impacts sur le parcours des patients et la qualité du service rendu

Les effets de ces différences de coordination se retrouvent notamment sur :

  • L’accès aux soins et la permanence des soins : Si 90 % des Français vivent à moins de 15 minutes d’un professionnel de santé, c’est surtout dans l’urbain. Dans certains villages, le délai pour rencontrer un généraliste ou accéder à une permanence de soins peut dépasser une semaine (source : DREES).
  • La continuité dans le parcours de soins : Les villes facilitent les relais rapides – examens, spécialistes – mais la coordination s’y heurte à la transition entre acteurs multiples. En rural, le manque de ressources impose une alliance souple (généraliste, pharmacien, kiné, structures d’appui), mais la fidélisation du patient est souvent meilleure et l’information mieux partagée entre acteurs connus.
  • L’implication du patient : Moins de dispersion des informations en campagne, mais risque d’isolement élevé si un professionnel s’absente ou part à la retraite. Les démarches d’éducation thérapeutique (ETP) trouvent parfois un terrain plus propice en ville, là où les réseaux associatifs et l’offre hospitalière sont diversifiées.

Avenir de la coordination : points d’attention et leviers pour l’équité territoriale

Les dynamiques observées incitent à affiner les modèles d’accompagnement, d’investissement administratif et d’innovation :

  • Renforcer l’ingénierie de proximité dans les territoires ruraux, en outillant des coordinateurs “facilitateurs”, capables d’animer et de relier des acteurs isolés, appuyés par les collectivités et l’Assurance Maladie.
  • Adapter les dispositifs numériques aux fractures de couverture et aux besoins réels, en investissant prioritairement là où la dématérialisation reste un “plus” tangible pour les professionnels.
  • Soutenir les collectifs locaux hybrides qui associent publics (ARS, collectivités) et acteurs privés, à l’image des dispositifs développés à la demande de certains conseils départementaux.
  • Mieux valoriser les échanges informels et le “tissage de liens”, essentiels dans les petites communes : la simplification administrative, la reconnaissance du temps de coordination et l’accès à des financements souples sont attendus.

Vers une coordination à l’écoute des spécificités territoriales

L’expérience française montre la diversité des modèles, rien n’étant importable “clé en main” d’un territoire à l’autre. La solidité d’un collectif se bâtit toujours sur l’histoire locale, la taille du bassin de vie, la fidélité des professionnels, la capacité à rassembler des ressources variées. C’est souvent dans les zones où le maillage professionnel est fragile que l’on observe les expérimentations les plus audacieuses — à condition de pouvoir les soutenir sur la durée. Les villes disposent d’outils puissants mais peinent parfois à transformer l’existence de réseaux en véritable coordination vécue au quotidien. Face aux défis de la démographie et de l’accès, la vigilance s’impose sur la capacité à écouter les besoins “du terrain”, à construire des ponts nouveaux et à encourager l’intelligence contextuelle. Cela suppose d’accorder autant d’importance à la proximité relationnelle dans les campagnes qu’à la logique de parcours structurés dans les villes.

Sources : DREES, Insee, HAS, FNCS, Assurance Maladie, France Assos Santé, données publiques 2022–2024.