Comprendre les obstacles à la coordination entre professionnels de santé dans les territoires : analyse et perspectives

20 septembre 2025

Des organisations encore trop cloisonnées

En France, la coordination des soins se heurte d’abord à la structuration traditionnelle du système de santé lui-même, construit autour de spécialités et de statuts professionnels très différenciés. Les interfaces – entre médecine de ville, hôpital, médico-social, libéral et public – restent souvent faibles. Les Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) et dispositifs de coordination cherchent à dépasser ce morcellement, mais plusieurs freins demeurent :

  • Des structures à la légitimité encore inégale : Par exemple, début 2023, moins de 60% des territoires étaient dotés d’une CPTS opérationnelle (Assurance maladie).
  • Lourdeurs administratives et réglementaires : Les professionnels relèvent fréquemment la complexité d’installer des conventions ou contrats pluridisciplinaires. Les circuits décisionnels sont parfois perçus comme lents et trop descendants.
  • Fragmentation des financements : Les modes de rémunération à l’acte prédominent encore, limitant souvent l’engagement dans des activités partagées (coordination, réunion pluriprofessionnelle).

Des outils numériques qui ne font pas tout

Le déploiement massif du numérique en santé (Dossier médical partagé, messageries sécurisées, e-prescription…) est perçu comme une opportunité majeure d’amélioration de la coordination. Pourtant, sur le terrain, la réalité est nuancée :

  • Interopérabilité limitée des outils : De nombreux logiciels métiers utilisés par les médecins généralistes et spécialistes, mais aussi par les infirmiers ou les pharmaciens, peinent à échanger des données de manière fluide. Selon le rapport du Sénat sur le numérique en santé (2021), moins de 50% des établissements utilisaient un même standard d’échange.
  • Sécurisation et confidentialité des échanges : Des inquiétudes récurrentes des professionnels – relatives à la protection des données de santé – entraînent des réticences à l’usage quotidien de certains outils de communication.
  • Hétérogénéité de l’équipement : Dans certains territoires, l’accès à un équipement numérique performant (connexion, informatique, formation) demeure inégal, notamment dans des zones rurales ou périurbaines.
  • Temps et charge cognitive : Beaucoup de professionnels jugent chronophage la saisie ou la lecture d’informations sur plusieurs systèmes différents.

Lourds défis culturels et freins identitaires

Coordonner n’est pas seulement décloisonner des structures, c’est aussi, fondamentalement, changer de culture professionnelle. La coopération suppose une modification des représentations individuelles et collectives. Les travaux en sociologie de la santé (Cairn.info) ont régulièrement souligné :

  • Des logiques d’exercice historiquement très autonomes dans certaines professions, notamment la médecine générale libérale, qui valorise la responsabilité individuelle du « praticien traitant ».
  • Des statuts asymétriques : la hiérarchie, réelle ou ressentie, entre médecins, paramédicaux et acteurs sociaux, freine la participation active de tous à l’organisation collective.
  • Une coopération fondée encore largement sur le volontariat : Les logiques d’engagement fluctuent selon la dynamique locale, la personnalité des porteurs et les antécédents de collaboration sur un territoire.

Les études montrent que pour fonctionner durablement, une équipe interprofessionnelle a besoin de temps pour se connaître, établir la confiance et formaliser un cadre commun (règles du jeu, objectifs partagés). Or, la pression temporelle du soin quotidien rend ce processus long et difficile.

Des réalités territoriales contrastées

Les obstacles à la coordination ne sont pas de la même nature selon le territoire. Plusieurs dynamiques sont à l’œuvre :

  • Démographie médicale et répartition des professionnels : Le manque de médecins ou d’infirmiers, qui concerne aujourd’hui 86% des départements (Atlas Démographie Médicale, CNOM 2023), tend à épuiser les acteurs présents et à rendre difficile la construction de collectifs stables.
  • Expérience préalable de travail en réseau : Les territoires qui ont connu des initiatives précoces (réseaux ville-hôpital, réseaux gérontologiques) disposent souvent de ressources relationnelles préexistantes qui facilitent l’impulsion de nouveaux projets. Ailleurs, tout est à bâtir.
  • Connaissance mutuelle des acteurs : L’anonymat entre professionnels, dans certains secteurs urbains ou périurbains, limite les échanges, contrairement aux zones rurales où la proximité peut faciliter la coordination (ou, inversement, renforcer les rivalités lorsque les intérêts divergent).

Enjeux de formation et d’accompagnement collectif

La capacité à structurer la coordination passe par une formation adaptée, qui reste à renforcer :

  • Peu de formation initiale à l’interprofessionnalité : La majorité des formations médicales et paramédicales restent centrées sur la discipline propre, malgré l’émergence d’enseignements transversaux (parcours médicaux de 3e cycle, universités d’été d’interprofessionnalité, etc.). Selon une enquête menée par la FFMPS (2022), seuls 20% des professionnels membres d’une MSP avaient reçu une formation spécifique sur l’exercice coordonné.
  • Accompagnement insuffisant des dynamiques locales : Le rôle de structures d’appui (GRADeS, ARS, DAC) est reconnu, mais leur moyen limité ou la temporalité des accompagnements ne suffit pas toujours à répondre à la demande de terrain.

La question du financement du temps de coordination reste par ailleurs un nœud essentiel : 59% des médecins interrogés dans une étude de l’UFSBD (2023) estiment qu’ils ne sont pas suffisamment rémunérés pour les tâches non cliniques liées à la coordination.

Aspects règlementaires, sécurité juridique et responsabilité

Le partage d’informations, la décision conjointe ou l’organisation d’actes délégués soulèvent des interrogations juridiques. Les organisations peuvent craindre, à juste titre :

  • Des zones grises autour du partage de données : L’interprétation restrictive du secret médical empêche parfois la transmission fluide d’éléments utiles à la coordination – notamment pour les professionnels sociaux et médico-sociaux.
  • L’incertitude sur la responsabilité professionnelle : En cas de prise en charge partagée, la délimitation précise des responsabilités reste parfois source d’anxiété, freinant la délégation ou la mutualisation de certains actes.

Expériences inspirantes, leviers et conditions de réussite

Malgré la persistance des freins, des territoires ont su franchir ces obstacles, révélant plusieurs conditions de réussite :

  • L’ancrage sur une problématique clairement identifiée : Par exemple, la création de plateformes d’appui aux professionnels confrontés aux situations complexes (ex : dispositifs d’appui à la coordination, DAC) a permis d’améliorer localement le suivi de patients en situation de précarité ou atteints de maladies chroniques.
  • Le portage par des leaders locaux engagés et reconnus, capables de fédérer et d’impulser des temps communs.
  • La valorisation de la coordination dans les modèles de financement : Les expérimentations sur les modes de rémunération forfaitaires, comme le paiement à la pathologie (ex : Expérimentation Article 51 de la LFSS), encouragent la prise en charge coordonnée.
  • L'implication précoce des usagers : Certaines CPTS ont intégré, dans l’élaboration de leurs projets, des représentants d’associations de patients, permettant une coordination mieux alignée sur les besoins réels.
  • Des outils simples et pragmatiques : Des carnets de liaison, disponibles par voie numérique ou papier, parfois plus efficaces à court terme que des plateformes informatiques trop complexes.

Ces exemples montrent qu’au-delà des dispositifs normés, la force d’un collectif territorial repose d’abord sur la capacité à inventer des réponses pragmatiques et adaptées, dans le respect de la réalité des acteurs et de leur diversité.

Pistes pour l’avenir et dynamiques à renforcer

Penser la coordination territoriale aujourd’hui impose de dépasser la seule logique institutionnelle pour mettre au premier plan les expériences de terrain qui fonctionnent : la mutualisation du temps, la reconnaissance des initiatives informelles, le droit à l’expérimentation, l’articulation entre accompagnement humain et outils numériques. Si la diversité des contextes exclut toute recette universelle, une vigilance constante est nécessaire face à la tentation de prescriptions descendantes qui ne laisseraient pas aux acteurs le temps ou la marge d’ajuster les modèles à la réalité locale.

De nombreux territoires montrent qu’une coordination efficace ne dépend pas uniquement d’un cahier des charges national, mais bien d’une dynamique partagée, d’un investissement relationnel, et d’une capacité à tirer parti de chaque ressource existante. Soutenir ces dynamiques, les documenter, et s’appuyer sur les savoirs de terrain, c’est déjà préparer les contextes locaux à relever les défis de santé de demain.