Coordination des soins : une dynamique freinée ? Obstacles et perspectives pour les modèles coordonnés

26 juin 2025

Des modèles coordonnés plébiscités mais sous tension

La coordination des soins constitue aujourd’hui un axe central des politiques publiques de santé. Les Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS), Maisons de Santé Pluriprofessionnelles (MSP), équipes de soins primaires ou dispositifs d’appui à la coordination incarnent la volonté d’articuler les parcours autour du patient, de mutualiser les compétences et d’ancrer l’offre dans les spécificités territoriales. Les gains attendus sont connus : meilleure prise en charge des pathologies chroniques, prévention renforcée, réduction du recours inapproprié à l’hôpital, fidélisation des professionnels en zones sous-denses (HAS, 2022).

Pourtant, la pénétration de ces modèles dans le paysage demeure inégale et bien plus lente que le rythme des annonces. Si plus de 2000 maisons et centres de santé pluridisciplinaires existent en France (DREES, 2023), seuls 44% des généralistes y exercent peu ou prou une activité coordonnée et la moitié des CPTS peine à animer une dynamique structurée (DREES, 2023).

Des obstacles organisationnels persistants

Les ambitions affichées se heurtent à la réalité du terrain et à une série d’obstacles organisationnels. Plusieurs constats reviennent :

  • Temps médical sous contrainte : Le temps dédié à la coordination pâtit du poids de la charge clinique. Un médecin généraliste consacre en moyenne moins d’1,5 heure par semaine à des tâches de coordination interprofessionnelle (DREES, 2022), bien loin des besoins identifiés.
  • Complexité des montages : Monter un projet de MSP ou piloter une CPTS exige de jongler avec de nombreuses démarches administratives, la rédaction de contrats pluriprofessionnels, et le suivi d’indicateurs. Les démarches sont souvent jugées dissuasives, particulièrement pour les professionnels non initiés.
  • Difficulté de pérennisation des postes clé : Les fonctions de coordination restent tributaires de financements temporaires ou insuffisants. Près de 55% des coordinatrices de MSP travaillent à temps partiel sur des contrats précaires (CNSA, 2022).

Des freins culturels et professionnels à la coopération

Au-delà des problèmes techniques, la culture traditionnelle du soin « en silo » reste un frein majeur :

  • Héritage de l’exercice isolé : Près de la moitié des professionnels en ville exerçait encore seul en 2022, selon la DREES. Cela nourrit une culture d’autonomie, parfois au détriment des logiques collectives.
  • Faible reconnaissance des métiers de la coordination : Les fonctions de coordination restent souvent mal comprises, voire mal acceptées. La place du coordinateur, ni « administratif », ni « soignant », peut susciter des tensions dans des équipes habituées à des logiques très verticales.
  • Inertie professionnelle : Les formations initiales offrent encore peu d’enseignements sur le travail en équipe pluriprofessionnelle. Seuls 14% des étudiants en médecine déclarent avoir reçu des formations spécifiques à la coordination ou à l’interdisciplinarité (CNOM, Baromètre 2022).

Enjeux financiers et modèles économiques fragiles

Si le financement a progressé (Accords conventionnels interprofessionnels, dotations ARS, forfaits structures), le modèle économique reste souvent bancal :

  • Forfaits jugés insuffisants : 56% des MSP estiment que les financements actuels ne couvrent pas le coût réel de la coordination, des outils numériques et des charges induites (FMF, 2023).
  • Faible souplesse d’utilisation des enveloppes : Les financements sont fléchés de manière rigide, rendant difficile l’adaptation aux besoins concrets et évolutifs des territoires.
  • Risque d’inégalités territoriales : L’accès aux sources de financement reste très variable selon la capacité de portage des acteurs locaux. Les territoires les moins dotés en ingénierie montent moins aisément leurs dossiers et demeurent moins pourvus.

Un cadre réglementaire complexe et faiblement articulé

La multiplication des dispositifs a engendré un empilement législatif et une articulation parfois laborieuse entre outils de coordination :

  • Superposition des dispositifs : On dénombre en 2023 plus de 1 500 dispositifs d’appui à la coordination (DAC, PTA, MAIA, etc.), avec des périmètres et des gouvernances hétérogènes (ANAP, Cartographie DAC 2023). Les CPTS et DAC peinent souvent à clarifier leur périmètre d’intervention auprès des professionnels.
  • Statuts juridiques complexes : Les procédures de création et d’organisation des CPTS et MSP supposent une maîtrise fine du droit des associations, de la fiscalité et de la protection sociale.
  • Régulations encore centrées sur l’acte individuel : La rémunération à l’acte reste le principal mode de financement du soin de ville, ce qui favorise peu la coordination et la prévention. Les actes partagés ou les actions collectives sont faiblement valorisés.

Lente diffusion des outils numériques adaptés

La coordination suppose un accès fluide et partagé à l’information. Pourtant :

  • Interopérabilité des logiciels limitée : Malgré le Dossier Médical Partagé et les grands plans numériques, seuls 21% des professionnels de ville utilisent au quotidien un outil numérique partagé réellement interopérable avec leurs partenaires (Santé Publique France, 2022).
  • Obstacles à la prise en main : Les outils existants souffrent d’ergonomie inadaptée, de formation insuffisante ou encore d’un manque de sensibilisation à leur intérêt au sein des équipes. Près de 30% des professionnels expriment une réticence, voire une méfiance, vis-à-vis des solutions numériques collaboratives (Conseil du Numérique en Santé, 2022).

L’exemple des territoires pionniers : quels leviers pour dépasser les freins ?

Malgré l’étendue des obstacles, certains territoires parviennent à décloisonner soins et prévention autour de modèles coordonnés robustes. Le point commun de ces expériences réside dans :

  1. L’engagement d’acteurs relais : Présence de coordinateurs identifiés et valorisés, souvent issus du milieu infirmier ou paramédical, dotés d’un temps suffisant et d’une légitimité reconnue (Maison de Santé Les Sablons, Caen, Dossier France Assos Santé 2023).
  2. Une implication institutionnelle forte : Soutien des collectivités territoriales, mobilisation de porteurs de projet locaux, implication des ARS dans la simplification des démarches, formation à la gouvernance partagée.
  3. L’accent mis sur la formation et l’acculturation : Développement de formations continues sur la gestion de projet, l’animation d’équipe, l’utilisation d’outils numériques partagés.
  4. Des financements mieux adaptés : Expérimentations locales permettant de flécher plus souplement les financements (fonds d’amorçage, dotations spécifiques soutenant la coordination en zones sous-denses).

Perspectives : vers une normalisation de la coordination ?

Si la transformation du système de santé autour de logiques plus coordonnées avance à petits pas, elle est irréversible. Le défi actuel consiste à :

  • Simplifier les cadres règlementaires en clarifiant les rôles et le périmètre des différents dispositifs,
  • Accélérer l’interopérabilité numérique et la généralisation des outils partagés en santé,
  • Instaurer des modèles de financement souples, pérennes et adaptés à la réalité du travail de coordination de terrain,
  • Transformer en profondeur la formation initiale et continue pour ancrer la pluridisciplinarité dans la culture soignante.

Une reconfiguration progressive de l’exercice professionnel, la reconnaissance de nouveaux « métiers de la coordination », et l’appui d’acteurs institutionnels mobilisés permettront de donner tout leur sens aux dynamiques déjà à l’œuvre dans les territoires. La rapidité de diffusion dépendra enfin de la capacité à valoriser les initiatives, à documenter les résultats et à créer des passerelles tangibles entre les professionnels, les structures et les citoyens.