Pharmaciens et infirmiers : moteurs oubliés de la coordination locale en soins primaires 

23 septembre 2025

Un contexte en mutation : soins premiers, attentes nouvelles

Avec la raréfaction des médecins traitants (la part de la population sans médecin traitant atteint 11,6 % selon l’Assurance Maladie en 2023), les territoires voient l’apparition de « déserts médicaux » et de ruptures dans le suivi des patients chroniques (source). L’allongement de la file active par soignant, conjugué à la complexification des pathologies suivies en ambulatoire, impose d’organiser différemment la réponse aux besoins. Ce climat d’attente redonne une place stratégique aux autres professionnels de proximité.

Pharmaciens et infirmiers libéraux (IDEL) sont désormais investis de prérogatives élargies :

  • pharmaciens pratiquant certaines vaccinations depuis 2019 (113 300 vaccinations antigrippales en officine en 2019, selon l’Ordre national des pharmaciens, chiffre ayant explosé depuis la crise Covid – source),
  • infirmiers suivis pour les bilans partagés de médication, primo-prescription d’équipements ou adaptations de prescriptions,
  • développement des IDEL « Asalée » titulaires de diplômes d’éducation thérapeutique,
  • participation accrue aux Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS).

Des acteurs de première ligne aux regards complémentaires

Le pharmacien, un pivot de la pharmacie clinique locale Bien plus qu’un simple distributeur de médicaments, le pharmacien d’officine s’affirme comme un médiateur du bon usage, un « vigile » des interactions. Il identifie fréquemment des ruptures de parcours : arrêts prématurés de traitement, automédications inadaptées, alertes sur l’observance. La montée en puissance de services comme le bilan partagé de médication (près de 362 000 bilans réalisés en cinq ans selon l’Assurance Maladie, source) illustre l’investissement du pharmacien dans la prévention des risques médicamenteux, mais aussi sa capacité à travailler en lien direct avec le prescripteur et l’infirmier pour sécuriser le parcours.

L’infirmier libéral, expert du suivi et du domicile Les infirmiers, quant à eux, occupent une place irremplaçable dans la coordination, notamment au domicile : administration des soins, évaluation régulière, repérage des fragilités et des situations sociales à risque. Ils sont le plus souvent le premier maillon à identifier une aggravation ou un besoin d’ajuster la prise en charge. Leur rôle ne cesse de s’étendre : le nombre d’actes infirmiers a augmenté de 10 % entre 2018 et 2022 (Drees, source), signe d’une implication croissante.

Coordination formelle, coordination informelle : des modalités hybrides et adaptatives

La valeur ajoutée de l’implication des pharmaciens et des infirmiers se révèle dans la diversité des formes de coordination :

  • Coordination formelle, structurée par des protocoles, des messageries sécurisées, la participation aux réunions de concertation pluriprofessionnelle (RCP/CPTS), à la rédaction de plans personnalisés (ex. PAERPA).
  • Coordination informelle, quotidienne : échanges par téléphone ou passage à l’officine, alertes transmises au fil des dispensations, conseils donnés de vive voix lors des soins à domicile.

Le développement de messageries de santé sécurisées standardisées (MSSanté), l’émergence d’outils numériques partagés (DMP, messageries instantanées territoriales telles que Omnidoc, INZEE.care pour les IDEL), favorisent enfin la circulation d’informations essentielles. Les échanges « chauds » (téléphone, messagerie) sont particulièrement mobilisés pour prévenir les ruptures hospitalisation-domicile.

L’apport à la pertinence et à la fluidité du parcours

Détection précoce et orientation adaptée L’implication de ces deux professions améliore le repérage des signaux faibles (décompensation d’une maladie chronique, iatrogénie, isolement social), souvent à un stade où l’intervention médicale peut encore être évitée ou anticipée. Selon une étude menée sur 3 régions pilotes PAERPA (2015-2018), plus de 60 % des « fiches repérage » de situation à risque étaient initiées par des infirmiers ou pharmaciens (source).

Sécurisation du parcours : médicaments, observance, éducation Le pharmacien intervient souvent comme « garde-fou » face aux risques de mésusage ou de polymédication, signalant non-conformités ou erreurs. Son action conjointe avec celle de l’infirmier permet d’améliorer l’observance et la compréhension des traitements. La consultation de conciliation médicamenteuse à l’admission et à la sortie de l’hôpital, généralisée depuis 2021 sur certains territoires pilotes, a fait chuter le taux d’erreurs graves de 30 % (CHU de Toulouse, 2021).

Prévention et éducation : des effets multiplicateurs Éducation thérapeutique, actions collectives de vaccination, ateliers de dépistage du diabète ou de l’HTA… Ces initiatives, souvent portées en réseau, facilitent la capture de publics éloignés du soin. La vaccination Covid-19 en officine, par exemple, a permis entre janvier et juillet 2021 d’atteindre 2,2 millions de personnes supplémentaires (ministère de la Santé).

Dispositifs territoriaux et statuts émergents : test de nouvelles alliances

Une dynamique se dessine avec les Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) : en 2023, près de 95 % des CPTS déclaraient inclure au moins un pharmacien et un infirmier dans leur gouvernance (source : FNCS). Plus d’une sur deux a mis en place un protocole d’alerte partagé (pour les situations de fragilité à domicile). À l’échelle plus locale, certains territoires expérimentent des dispositifs innovants :

  • pharmaciens intégrés aux équipes d’appui à la coordination (ESA),
  • infirmiers coordinateurs territoriaux recrutés pour animer le lien ville-hôpital et domicile,
  • projets de « relayage » des alertes (ex. Alpes-Maritimes, Seine-et-Marne) où le pharmacien signale un patient fragile et, via la coordination interpro, actionne un suivi à domicile sous 48 h.

Des protocoles de coopération renforcée (ex. suivi des AVC, surveillance des patients asthmatiques) accordent aussi à ces professionnels une autonomie accrue, avec un accès facilité au dossier patient ou aux antécédents via le DMP.

Obstacles et leviers pour une coordination effective

Des freins persistants :

  • L’étanchéité structurelle entre professions (logiciels non interopérables, manque d’habitude de travail collectif, freins juridiques sur le partage d’information),
  • La charge de travail élevée, particulièrement chez les IDEL (moyenne de 52 heures hebdomadaires, Drees 2021), qui limite la disponibilité pour des tâches non rémunérées ou la participation aux réunions d’équipe,
  • Une reconnaissance institutionnelle encore inégale : la coordination demeure mal valorisée dans les actes facturables, même si certains protocoles, comme le bilan partagé, commencent à être mieux rémunérés.

Des leviers de progression :

  • Le développement d’outils numériques ouverts et partagés,
  • L’extension des délégations d’actes encadrées par protocole (ex. grimper la vaccination grippe/Covid et bientôt HPV chez les pharmaciens, primo-prescription infirmière),
  • L’accompagnement au changement et la formation conjointe des équipes interprofessionnelles,
  • L’appui à la constitution de postes mixtes (ex. infirmier coordinateur en CPTS pris en charge par le FIR),
  • La place donnée à l’expérience patient : intégrer davantage les remontées terrain pour co-concevoir les parcours et cibler les situations où l’implication pharmaciens/infirmiers est la plus pertinente.

Des logiques de territoire à valoriser – perspectives

La montée en puissance de la coordination pluriprofessionnelle révèle, à travers l’implication des pharmaciens et des infirmiers, la capacité d’un territoire à inventer des solutions concrètes pour répondre à ses propres défis de santé. Les exemples de réussite abondent là où ces professionnels sont reconnus comme forces de proposition et intégrés dans la gouvernance territoriale.

À l’heure où les lois de financement de la Sécurité sociale renforcent les financements fléchés pour l’appui coordonné (2024), la dynamique paraît engagée. La réflexion actuelle sur les accès partagés aux données de santé, la valorisation de l’acte de coordination et l’émergence de référents de parcours réconcilient qualités spécifiques des uns et maillage territorial des autres.

Demain, la coordination des soins de proximité ne pourra plus se penser sans un engagement accru et structurant des pharmaciens et des infirmiers, réinventant le collectif pour garantir une réponse adaptée au plus près des habitants.