Décrypter l'efficacité de la coordination en santé de premier recours à l'échelle territoriale

28 septembre 2025

Le défi de rendre visible la coordination

La coordination, quasi-invisible au quotidien, s’observe difficilement. Elle ne se réduit pas à la simple transmission d’informations ou à des réunions entre professionnels. Elle s’incarne dans un enchevêtrement d’actions, de relations, d’outils partagés et d’ajustements continus visant à offrir au patient un parcours le plus fluide et pertinent possible. Pourtant, les attentes sont fortes : la coordination est au cœur des dispositifs comme les Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS), les Maisons de Santé Pluridisciplinaires (MSP), ou encore les équipes de soins primaires.

La mesure de l’efficacité de cette coordination demeure un chantier complexe. Elle suppose de conjuguer indicateurs quantitatifs, retours qualitatifs et compréhension fine des spécificités locales. Depuis quelques années, plusieurs études et expérimentations (notamment par la Haute Autorité de Santé, l’IRDES et le HCAAM) s’emploient à proposer des outils et des cadres d’évaluation adaptés.

Des référentiels et des cadres d’analyse à l’appui

Pour objectiver la coordination dans les territoires, différents référentiels existent. Ils offrent des grilles de lecture pour analyser l’organisation, mais également des pistes concrètes pour la mesure. Parmi les principaux outils utilisés :

  • Le référentiel de la HAS (2020) sur les CPTS identifie six missions et propose des critères d’évaluation pour le fonctionnement coordonné (source : Haute Autorité de Santé, lien).
  • L’outil COORDINA-SPO, développé par l’IRDES en collaboration avec des acteurs de terrain pour analyser la coordination des soins au sein d’équipes pluriprofessionnelles.
  • Le rapport du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie (HCAAM, 2018) qui propose des axes d’évaluation autour de la pertinence clinique, de la fluidité des parcours et de la satisfaction professionnelle.

Cinq axes incontournables pour évaluer la coordination territoriale

Analyser l’efficacité de la coordination entre professionnels de santé sur un territoire ne se limite pas à relever le nombre de réunions organisées ou de conventions signées. Plusieurs axes, complémentaires, méritent une attention particulière :

1. La fluidité des parcours patients

L’un des effets attendus de la coordination est la réduction des ruptures dans le parcours. Divers indicateurs permettent de capter cette dimension :

  • Taux de re-hospitalisation évitable à 30 jours (source : ATIH, 2021)
  • Délai moyen d’orientation vers un professionnel adapté
  • Pourcentage de patients disposant d’un médecin traitant et/ou d’un référent de parcours
  • Nombre de passages non programmés aux urgences en dehors des horaires d’ouverture des structures ambulatoires (source : DRESS, 2023)

L’impact d'une coordination renforcée s’observe par la baisse des admissions évitables (estimées à environ 530 000 séjours par an selon l’IRDES en 2019) et la diminution de la « réitération » de certains actes ou examens.

2. Le partage d’information et l’interopérabilité

Sans circulation fluide de l’information, la dynamique coordonnée s’étiole. Les territoires pionniers en la matière s’appuient sur des outils tels que :

  • Dossiers Médicaux Partagés (DMP) effectivement alimentés et consultés (le taux national d’activation en 2023 est de 56 %, source : CNAM)
  • Usage des messageries sécurisées de santé (MS Santé)
  • Proportion de structures utilisant des logiciels interopérables
  • Existence de chartes de confidentialité ou de protocoles partagés concernant le recueil et la transmission d’informations

L’évaluation qualitative passe aussi par des enquêtes auprès des usagers sur leur compréhension et leur perception du partage d’informations entre médecins, infirmiers, pharmaciens, etc.

3. Les dynamiques d’interconnaissance et de collaboration

La force d’un système coordonné repose largement sur la qualité des relations professionnelles. Plusieurs méthodes existent pour en rendre compte :

  • Cartographie des réseaux professionnels sur le territoire : analyse des liens, fréquences de coopération, participation à des formations communes (inspiré de la méthode « ego network mapping » utilisée par l’INSERM)
  • Nombre d’actions de formation ou de concertation mutualisées chaque année
  • Satisfaction déclarée des professionnels sur leurs possibilités de recours/transfert à un pair (via baromètres internes ou enquêtes QualiSanté)

En 2022, la Fédération des maisons et pôles de santé estime que près de 72% des maisons de santé françaises développent au moins un protocole pluriprofessionnel structuré—un indicateur marquant de capacités de collaboration.

4. Les résultats cliniques et de santé publique

In fine, une coordination efficace doit produire un effet sur la santé de la population cible. Quelques exemples d’indicateurs :

  • Taux de couverture vaccinale sur le territoire
  • Proportion de personnes dépistées selon les recommandations (cancers, diabète, etc.)
  • Délai médian de prise en charge de pathologies aigües ou chroniques
  • Incidence des complications évitables (ex : amputations liées au diabète)

Selon la DREES (2022), des initiatives territoriales appuyées sur la coordination ont permis dans certains bassins de vie d’accroître la couverture vaccinale grippe de 5 à 8 points, par exemple.

5. La satisfaction perçue par les usagers et les professionnels

L’évaluation « terrain » ne peut faire l’économie du ressenti et des attentes des parties prenantes. La collecte de données peut s’articuler autour :

  • D’enquêtes de satisfaction patient : compréhension de l’organisation du parcours, perception de la fluidité, sentiment d’être accompagné, lisibilité des contacts
  • Retours professionnels : sentiment d’utilité des outils mutualisés, d’efficacité des réunions de concertation, vécu par les soignants d’une diminution ou d’une augmentation de la pénibilité administrative

En 2021, une enquête du Collège de la Médecine Générale (CMG) auprès de ses membres montre que 62% des praticiens engagés dans une organisation coordonnée estiment une amélioration tangible de leur exercice au quotidien.

Mesurer au plus près de la réalité du terrain : méthodes et innovations

L’agrégation d’indicateurs « d’en haut » doit s’accompagner d’une lecture fine des réalités locales. Plusieurs innovations méritent d’être soulignées :

  • L’analyse de cas concrets (« care pathways tracing ») consiste à suivre le parcours d’un patient type — de son orientation initiale à la résolution de la situation — afin d’identifier les points de friction ou au contraire les segments parfaitement coordonnés. Cette méthode, inspirée des audits de parcours en cancérologie, est dorénavant utilisée dans la gestion des maladies chroniques (ex : projet ICOPE Occitanie, CHU de Toulouse).
  • Les audits croisés pluriprofessionnels : pendant quelques jours, des professionnels de filières différentes échangent leur « point de vue » sur les dossiers en cours, afin de détecter les ruptures ou doublons d’information. Ce dispositif, très présent aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, commence à essaimer dans quelques territoires pilotes français.
  • Les enquêtes ethnographiques en santé territoriale : le croisement de données quantitatives et d’observations « in situ » permet de saisir l’impalpable du « travail invisible » de coordination (cf. travaux du CRESAL Lyon 2 et de la Chaire Santé Sciences Po).

Freins persistants et leviers à activer pour une évaluation éclairée

Malgré la diversité des outils mobilisables, plusieurs écueils récurrents sont identifiés par les acteurs locaux et les rapports nationaux :

  • L’hétérogénéité des systèmes d’information freine la production, la collecte et la comparaison d’indicateurs robustes. Les CPTS ou MSP sont trop souvent « isolées » informatiquement.
  • La surcharge d’indicateurs au détriment du sens : le « reporting » quantitatif ne doit pas occulter l’analyse qualitative ou la prise en compte des spécificités des populations accompagnées.
  • La mobilisation inégale des professionnels : pour certains, la mesure reste perçue comme chronophage, ou trop déconnectée du vécu réel. La coconstruction des outils d’analyse avec les équipes s'avère donc un préalable indispensable.

À l’inverse, plusieurs leviers sont régulièrement mis en lumière :

  • L’implication des ARS pour fournir un socle d’indicateurs partagés, mais adaptables localement ;
  • Le développement de l’interopérabilité logicielle pour faciliter les échanges d’information ;
  • L’animation de retours d’expérience inter-territoires permettant l’autoévaluation et la comparaison constructive.

Vers une culture de l’évaluation partagée

Mesurer l’efficacité de la coordination en santé de premier recours ne se résume pas à une question d’indicateurs à remplir. C’est un véritable projet collectif impliquant la définition d’objectifs partagés, le choix concerté d’outils de suivi, et l’ancrage dans la réalité vécue des professionnels et des usagers. L’enjeu implique tout autant l’accompagnement au changement que la capacité à ajuster les pratiques et les organisations. Au fil de l’expérience, de nombreux territoires montrent qu’une veille continue et une évaluation « sur mesure » constituent non seulement des leviers d’amélioration, mais aussi des outils précieux pour valoriser l’engagement de tous.

À l’avenir, de nouveaux outils (tels que l’intelligence artificielle au service du repérage des ruptures de parcours, ou la participation citoyenne dans l’évaluation des dispositifs territoriaux) viendront enrichir cette démarche. Suivre ces évolutions, apprendre des initiatives réussies, et rester attentif à l’impact concret sur la population sont des perspectives inspirantes pour tous ceux qui croient à la force du territoire comme laboratoire de transformation de la santé.