Panorama des modèles d’organisation des soins de premier recours : comprendre les dynamiques françaises

27 mai 2025

Différencier : exercice isolé, regroupé, coordonné – de quoi parle-t-on vraiment ?

Derrière ces expressions, se joue une véritable révolution silencieuse dans l’organisation des soins de premier recours.

  • Exercice isolé : le professionnel (souvent médecin généraliste) exerce seul, dans son cabinet, sans partage systématique d’information ni projet commun avec d’autres intervenants. Durant l’année 2022, près de 40 % des médecins généralistes exerçaient encore sous ce mode classique (source : DREES – Études et résultats n°1279, février 2024).
  • Exercice regroupé : plusieurs professionnels partagent un lieu (cabinet de groupe, locaux communs) mais sans mise en commun structurée de l’activité, des dossiers ou de projet de santé interprofessionnel.
  • Exercice coordonné : plusieurs professionnels (de même ou de différentes professions) partagent au-delà du lieu, un projet de santé, une coordination formalisée, des outils partagés (dossier patient informatisé, temps de coordination), des protocoles et une vision collective autour du patient.

Cette distinction, parfois théorique sur le terrain, trouve toutefois des incarnations concrètes dans les dispositifs soutenus par l’État et l’Assurance maladie, comme les ESP, MSP, centres de santé ou CPTS.

L’équipe de soins primaires : le premier cercle de coordination clinique

L’équipe de soins primaires (ESP) désigne un collectif de professionnels de santé de premier recours qui, sans disposer d’une personnalité morale propre, s’organise pour prendre en charge de manière coordonnée les mêmes patients, le plus souvent à l’échelle d’une commune ou d’un quartier.

  • Les ESP sont souvent impulsées par quelques généralistes et infirmiers, parfois pharmaciens ou kinésithérapeutes, qui souhaitent formaliser leur coopération autour d’objectifs partagés : protocoles locaux, réunions pluridisciplinaires, échanges sécurisés d’informations…
  • Elles ne nécessitent pas de locaux communs : la coordination peut être « virtuelle », adaptée aux contextes ruraux notamment.
  • En 2023, plus de 2 800 ESP étaient référencées par l’Assurance maladie : ce nombre illustre l’appétence pour une première formalisation de la coordination, en amont de structures plus complexes (source : CNAM, rapport Charges & Produits 2023).

L’ESP joue souvent un rôle déclencheur dans la montée en compétences collectives, mais reste limitée faute de financements et de reconnaissance juridique distincte.

La maison de santé pluriprofessionnelle : une organisation structurée et locale

La maison de santé pluriprofessionnelle (MSP) constitue un modèle plus abouti d’exercice coordonné. Elle implique :

  • Un regroupement physique de plusieurs professionnels de santé (médecins, infirmiers, sages-femmes, kinésithérapeutes, dentistes, pharmaciens…)
  • Un projet de santé formel, validé par les ARS, définissant les axes de coordination, de prévention, de prise en charge des patients complexes.
  • La signature d’un contrat avec l’Assurance maladie ouvrant droit à des financements spécifiques (rémunération forfaitaire par équipe – ROSP équipe), souvent complétés par des subventions (Fonds d’Intervention Régional, collectivités).

En 2024, on compte plus de 2 100 MSP en France (source : DREES, Panorama 2024 des structures coordonnés). Les MSP sont appréciées pour :

  • Leur réponse à l’isolement professionnel
  • La mutualisation des temps de coordination, du matériel, voire de personnel support (assistants médicaux, secrétariat…)
  • Leur capacité à animer des actions de santé publique au niveau local

Leur essor dans des territoires en tension médicale (quartiers prioritaires, zones rurales) témoigne de leur utilité comme leviers d’attractivité et de maintien de l’offre de soins.

Les centres de santé : missions sociales et organisation salariale

Le centre de santé se distingue à plusieurs niveaux :

  • Statut juridique (association, collectivité, mutuelle) et gouvernance portée par une structure morale.
  • Professionnels salariés, contrairement au mode libéral prépondérant ailleurs.
  • Obligation réglementaire de pratiques coordonnées, de réunions régulières, d’un dossier médical partagé.
  • Mission sociale : accès aux soins sans dépassement d’honoraires, implication dans la prévention, l’éducation à la santé.

En France, on dénombre près de 1 600 centres de santé en 2023, dont la moitié située en zones urbaines, mais une dynamique nouvelle s’observe en zones rurales ou dans des territoires fragiles (source : Fédération nationale des centres de santé). De plus, leur capacité à salarier des professionnels attire des jeunes médecins réticents à l’installation libérale, bien que ce mode soit resté longtemps minoritaire en France (moins de 10 % des consultations de premier recours).

À la croisée entre service public et secteur privé non lucratif, le centre de santé se singularise aussi par sa capacité d’innovation (télémédecine, protocoles infirmiers, centres dentaires et polyvalents) et de réponse à des problématiques spécifiques (précarité, vaccination, santé des jeunes).

Les CPTS : organiser les parcours à l’échelle du territoire

La communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) incarne la réponse organisationnelle aux besoins de coordination non plus à l’échelle d’une structure unique, mais d’un bassin de vie ou territoire.

  • Créée par la loi de modernisation de notre système de santé (2016), la CPTS regroupe toutes les professions de santé (libéraux, centres, établissements), médico-social et social, selon une logique de bassins de vie (souvent 20 000 à 100 000 habitants).
  • La CPTS fonde son action sur un projet de santé territorial, s’articulant souvent avec les structures existantes (MSP, centres) et d’autres partenaires clés : hôpitaux, PMI, pharmaciens, associations, etc.
  • Ses missions principales comprennent l’amélioration de l’accès aux soins, l’organisation de la réponse aux soins non programmés, la prévention, le parcours des personnes fragiles, la gestion de crise sanitaire (ex : covid-19 – pilotage des campagnes de vaccination locales).

Le soutien de l’Assurance maladie et des ARS a permis un essor rapide : le cap des 700 CPTS a été franchi en 2023, avec une ambition de couvrir l’ensemble du territoire (source : ministère de la Santé, 2023), mais l’hétérogénéité des dynamiques locales demeure forte.

Avantages de l’exercice coordonné pour les professionnels de santé

  • Moins d’isolement : pouvoir échanger, mutualiser les cas complexes, bénéficier de l’émulation collective.
  • Répartition des tâches : organisation des gardes, partage des charges administratives, recours à du personnel support.
  • Meilleure qualité de vie au travail : la structuration permet la délégation, la réduction des horaires isolés, la gestion du temps de coordination.
  • Attractivité accrue auprès des jeunes diplômés : une enquête menée par ReAGJIR en 2023 montre que plus de 60 % des jeunes médecins privilégient l’exercice en équipe, synonyme de sécurité et d’opportunités de formation.
  • Reconnaissance financière et valorisation : les rémunérations forfaitaires, primes et subventions associées à la coordination permettent de compléter l’acte, et de financer projets et outils.

L’impact des modèles organisationnels sur la qualité des parcours de soins

La littérature internationale souligne que la qualité des parcours de soins s’améliore sensiblement par une organisation coordonnée : meilleure continuité des soins, évitement de la iatrogenèse, diminution des hospitalisations évitables (source : OCDE, Panorama de la santé 2023). En France, des études montrent que les patients suivis dans des MSP ou des centres de santé sont hospitalisés moins fréquemment en urgence pour pathologies chroniques (diabète, insuffisance cardiaque), et que la prévention y est plus structurée (Cour des comptes, Rapport 2022).

L’interprofessionnalité favorise la prise en charge globale du patient, l’accès facilité à diverses compétences, et permet la mise en œuvre de protocoles partagés (exemple : consultations de prévention infirmière en MSP). Par ailleurs, la montée en puissance des CPTS améliore la fluidité des transitions ville-hôpital, optimise le repérage des situations complexes et évite de nombreux retards de soins.

Freins persistants au développement de l’exercice coordonné

Malgré les progrès, plusieurs obstacles demeurent :

  • Facteurs culturels : habitude d’indépendance en médecine libérale, faible culture de l’interprofessionnalité, crainte de la perte d’autonomie.
  • Lourdeurs administratives : montage complexe des dossiers, multiplicité des normes, difficulté d’accès aux financements.
  • Inégalité territoriale : certains territoires peinent à constituer des équipes du fait de la pénurie de professionnels ou du déficit d’attractivité locale (source : Observatoire national de la démographie des professions de santé, 2023).
  • Reconnaissance et valorisation insuffisantes : manque de temps consacré à la coordination, faible rémunération des tâches transversales, absence de réelle valorisation dans la carrière.
  • Outils numériques encore perfectibles : insuffisance d’interopérabilité, fragmentation des systèmes d’information, poids du secret partagé.

Financer et pérenniser les innovations en soins primaires

Le financement de l’exercice coordonné reste à la croisée des logiques historiques (paiement à l’acte) et des incitations collectives. Plusieurs mécanismes coexistent :

  • Rémunérations forfaitaires par structure (Avenant 1 à 3 des accords conventionnels MSP, financements CPTS selon missions) adossées à des objectifs de coordination, actions de santé publique, gestion de crises.
  • Primes et subventions : dotations ARS, fonds d’investissement, soutien des collectivités territoriales, incitations à l’installation en zones sous-dotées.
  • Expérimentations en paiement au parcours : projets Article 51 de la loi Touraine, qui introduisent une logique de financement à la qualité et à la globalité du parcours, et non plus seulement à l’acte.

Les enjeux de pérennisation sont cruciaux : il s'agit d'assurer une stabilité des financements, d'éviter la dépendance au subventionnement ponctuel, et de simplifier le « mille-feuille » administratif qui peut tuer les dynamiques locales dans l’œuf.

Le rôle croissant des patients dans les modèles innovants

À mesure que l’organisation s’oriente vers le collectif, la place du patient évolue : de simple « usager » à partenaire associé. Cette mutation se manifeste par :

  • Expérimentations de démarches participatives : certains MSP et centres de santé intègrent des représentants d’usagers dans la rédaction, l’évaluation ou l’adaptation du projet de santé.
  • Dynamique d’autonomisation : éducation thérapeutique du patient, accès aux dossiers partagés, implication dans les choix de parcours (ex : diabète, santé mentale).
  • Innovations numériques : développement des outils de prise de rendez-vous, d’information, de messagerie sécurisée patient-professionnel.

Du côté des CPTS, la mobilisation des patients-ressources, l’information territoriale et les actions communautaires commencent à façonner des écosystèmes où les attentes citoyennes deviennent partie prenante de l’organisation locale.

Perspectives et pistes d’évolution

Le paysage organisationnel des soins primaires français continue de se transformer sous l’effet des tensions démographiques, de la demande sociétale, des défis sanitaires émergents et de la volonté politique d’améliorer la qualité et l’égalité d’accès aux soins. L’essor des modèles coordonnés apparaît à la fois comme une réponse durable et une source d’innovation pour les praticiens et les patients. Si la voie collective séduit de plus en plus de professionnels et constitue un rempart contre la désertification médicale, elle suppose un accompagnement résolu : formation à la coordination, adaptation des financements, simplification administrative, et reconnaissance pleine et entière du rôle des patients.

La France, laboratoire en pleine effervescence, se distingue par la diversité et la créativité de ses formules locales. Reste à concilier souplesse, efficience et équité pour que, partout sur le territoire, les soins de premier recours garantissent la santé de demain.