Quels leviers pour les pratiques avancées en soins de premier recours sur les territoires français ?

11 octobre 2025

L’intervention des infirmiers en pratique avancée : une transformation silencieuse mais décisive

La création du statut d’infirmier en pratique avancée (IPA) en 2018 a marqué une étape déterminante dans l’évolution des soins de premier recours. Leur rôle, défini par le Code de la santé publique, va bien au-delà de l’exécution de prescriptions : prise en charge globale des patients chroniques, éducation thérapeutique, participation à la coordination territoriale des soins (Décret n° 2018-629).

Dans les maisons de santé pluriprofessionnelles ou au sein des CPTS (Communautés Professionnelles Territoriales de Santé), les IPA interviennent notamment :

  • En consultant des patients atteints de pathologies chroniques stabilisées (diabète, BPCO, cancers, insuffisance cardiaque), en lien avec les médecins traitants.
  • En suivant l’observance des traitements et la prévention des complications.
  • En animant des actions de prévention, d’éducation à la santé, ou de dépistage ciblé.
  • En facilitant la coordination du parcours entre acteurs, notamment en sortie d’hospitalisation ou lors de déserts médicaux.

Selon la Drees, au 1er janvier 2024, près de 2400 infirmiers exercent en pratique avancée, principalement en ville mais aussi en Ehpad ou structure médico-sociale (Drees, 2023). Ce chiffre devrait s’accroître, soutenu par une dynamique de formation et de besoins croissants sur les territoires les plus fragiles.

Les pharmaciens en pratiques avancées : de la dispensation à la coordination, un champ en émergence

Le concept de « pratiques avancées » appliquées aux pharmaciens s’est progressivement imposé depuis 2019, avec la vaccination antigrippale d’abord (7400 officines engagées en 2023 selon l’Ordre national des pharmaciens), puis la prescription de certains médicaments ou la réalisation de bilans partagés de médication, notamment chez les patients polymédiqués âgés de plus de 65 ans.

Depuis 2022, les missions s’élargissent autour de :

  • La vaccination (antigrippale, Covid-19, et extension depuis août 2023 à 15 autres maladies, selon la loi n°2023-56).
  • La dispensation protocolisée (prescription de traitements de substitution nicotinique, prescription de solutions d’urgence en cas de cystite ou d’angine, etc.).
  • Le bilan partagé de médication et l’accompagnement de l’observance (près de 300 000 réalisés depuis 2018 d’après HAS).

Sur le terrain, les pharmaciens jouent un rôle pivot dans la structuration des parcours de soins complexes, la vigilance sur iatrogénie médicamenteuse, et la participation à des campagnes coordonnées avec les autres acteurs du territoire.

L’impact des assistants médicaux sur l’organisation des soins de proximité

Créés par la loi de financement de la Sécurité sociale 2019, les assistants médicaux ont été recrutés à plus de 4560 équivalents temps plein en 2023 (Ameli), dans le but d’améliorer les conditions d’exercice des médecins libéraux tout en augmentant la capacité d’accueil des cabinets. Sur les terrains engagés dans cette dynamique, l’impact des assistants médicaux se mesure à plusieurs niveaux :

  • Réorganisation des parcours patients (pré-consultation, prise de constantes, organisation des agendas, préparation du dossier médical, suivi des examens complémentaires).
  • Qualité de la relation patients : l’accompagnement administratif et la gestion des flux patients libèrent un temps médical estimé à +20 % en moyenne, selon une enquête de la Cnam, et améliorent l’accès au médecin référent.
  • Participation à l’intégration des nouveaux arrivants (internes, jeunes praticiens), favorisant la cohésion et la montée en compétence collective au sein des équipes de premier recours.

Les assistants médicaux contribuent à faire émerger des organisations en équipe, supports à la pratique avancée, même si leur évolution vers des tâches cliniques étendues reste aujourd’hui limitée par le décret d’exercice.

Les protocoles de coopération : moteur d’innovation organisationnelle

Institués dès 2009 et consolidés par la loi HPST, les protocoles de coopération permettent à des professionnels non-médecins d’assurer, sur la base de référentiels validés, des actes, activités ou prescriptions jusqu’ici réservés aux médecins (HAS).

En soins de premier recours, quelques exemples marquants de protocoles retenus à l’échelle nationale ou locale :

  • Infirmier réalisant une titration d’insuline chez le patient diabétique adulte stabilisé.
  • Pharmacien pratiquant l’ajustement d’un traitement antihypertenseur simple.
  • Kinésithérapeute prenant en charge des lombalgies aiguës simples en accès direct.

Ces protocoles, cités comme leviers de continuité et de fluidité des parcours, ont concerné plus de 16 000 professionnels sur 2019-2023 (direction générale de l’offre de soins). Leur succès dépend de la confiance locale, de la formation continue et du soutien des équipes médicales référentes.

Les compétences spécifiques développées par les professionnels de pratiques avancées

Les professionnels impliqués dans des pratiques avancées voient leur métier profondément valorisé par une montée en compétences. Les principales spécifiques développées :

  • Capacité à élaborer un raisonnement clinique autonome (IPA, pharmaciens).
  • Compétence d'évaluation, d’orientation et d’éducation thérapeutique : écouter, analyser et transmettre efficacement.
  • Maîtrise des outils numériques et de coordination (dossier médical partagé, coordination interprofessionnelle dématérialisée).
  • Expertise dans le suivi de pathologies chroniques grâce à la formation clinique spécifique (plus de 1000 heures en master IPA).
  • Leadership dans l’animation d’équipe de soins primaires, gestion de projets de santé publique locale.

Ces compétences font des professionnels en pratiques avancées des ressources clés pour l’organisation territoriale du soin, au-delà de la stricte délégation d’actes.

La place centrale de la formation continue dans la dynamique territoriale

Dès l’intégration en pratique avancée, la formation initiale (master IPA, DU pharmaciens coordonnateurs…) s’accompagne d’une offre croissante de formation continue, souvent portée par les ARS, fédérations professionnelles et les universités de santé.

  • Les IPA bénéficient de plus de 10 universités accréditées, avec des modules actualisés sur les besoins territoriaux.
  • Les pharmaciens sont formés aux nouveaux actes (vaccination, bilans partagés), souvent via des formations labellisées par l’Ordre.
  • Les protocoles de coopération incluent systématiquement une formation préalable, validée par la HAS, garantissant sécurité et homogénéité des pratiques.

La formation continue favorise l’actualisation des pratiques, la diffusion des innovations, et permet aux équipes d’adapter rapidement leur offre aux nouvelles orientations nationales ou aux urgences locales (ex : vaccination Covid-19).

Quels bénéfices tangibles pour les patients ?

L’analyse des retours de terrain, complétée par les premières évaluations nationales, fait apparaître plusieurs bénéfices majeurs :

  • Réduction notable des délais d’accès aux soins : on note en moyenne un raccourcissement de plus de 30 % du délai pour une première consultation dans des zones sous-dotées, selon la Cnam.
  • Qualité du suivi des pathologies chroniques : l’intervention des IPA améliore l’adhésion thérapeutique, la prévention des complications et la coordination entre spécialistes.
  • Réalisation d’actes auparavant inaccessibles dans certains territoires : par exemple, augmentation de la couverture vaccinale ou réduction des ruptures de traitement pour les patients âgés et isolés.
  • Satisfaction des patients : 89 % des patients suivis par un IPA recommanderaient la démarche (enquête France Assos Santé, 2022).

Limites réglementaires et freins au développement des pratiques avancées

Si la dynamique est réelle, plusieurs limites freinent la généralisation :

  • Accès limité aux actes médicaux dans certains protocoles : les textes sont souvent jugés trop restrictifs (par exemple, l’impossibilité pour un IPA de prescrire hors du périmètre défini par le médecin).
  • Reconnaissance statutaire et rémunération insuffisantes, ce qui limite l’attractivité de la filière (notamment pour les IPA et assistants médicaux).
  • Complexité des démarches administratives pour la mise en place de protocoles, persistance d’un cloisonnement institutionnel (retour FREIR, IGAS).
  • Disparités territoriales d’accès à la formation entre bassins urbains universitaires et territoires ruraux.

L’évaluation de l’efficacité des pratiques avancées à l’échelle d’un territoire

Pour objectiver l’apport des pratiques avancées, plusieurs axes d’évaluation sont privilégiés :

  • Quantitatif : nombre de professionnels formés, actes réalisés, délais de prise en charge, taux de recours évités aux urgences.
  • Qualitatif : satisfaction des patients et des soignants, analyse de l’impact sur les parcours complexes (maladies chroniques, polypathologie), retours d’expérience d’équipes de soins primaires.
  • Évaluation médico-économique : études comparatives sur le coût global des parcours (ex : étude SESSTIM, 2022, sur l’effet IPA dans le suivi des diabétiques).

Le principal défi réside dans la constitution d’indicateurs partagés et opérationnels à l’échelle locale, ce qui nécessite un dialogue continu entre agences régionales de santé, fédérations professionnelles et observatoires territoriaux.

Pratiques avancées : quelles différences entre rural et urbain ?

L’adoption et l’impact des pratiques avancées présentent une forte hétérogénéité selon la typologie du territoire :

  • En zones rurales (>60 % du territoire hexagonal), les pratiques avancées répondent à la rareté médicale par la délégation, la coordination et la polyvalence. Exemples : IPA en Ehpad, protocoles de coopération en maison de santé rurale, assistants médicaux polyvalents.
  • En espaces urbains, l’accent est souvent mis sur la structuration des flux, l’articulation avec les soins spécialisés, le recours à l’innovation numérique et à l’interprofessionnalité (pharmaciens prescripteurs, IPA dans les centres de santé intégrés).

Le facteur clé dans les deux cas demeure l’ancrage local : concertation entre acteurs, confiance mutuelle et capacité à adapter la réponse organisationnelle aux spécificités démographiques et sociales du territoire.

Pistes pour demain : vers l’accélération des pratiques avancées territoriales

À l’heure de la démographie médicale contrainte et des attentes croissantes de la population, la question n’est plus si les pratiques avancées ont leur place dans la structuration des soins de premier recours, mais comment amplifier, sécuriser et disséminer ces organisations au plus près des territoires. La réussite demain passera par l’ajustement fin des réglementations, la reconnaissance effective des compétences, la mutualisation des retours d’expériences entre régions, et l’investissement renouvelé dans la montée en compétence interprofessionnelle. Plus que jamais, les territoires demeurent le lieu décisif où s’inventent les réponses concrètes aux grands défis de santé de proximité.